TE RECONNAÎTRE ENTRE MILLE (ANAS)

Rejoindre le salon, les autres. Prendre son courage à deux mains, une profonde inspiration. C’est drôle ici. J’ai encore du mal à m’y faire à tout ça, à tous ces gens qui vivent ensemble, dans une cohésion imparfaite. Et pourtant, on est là, tous ensemble, on se serre les coudes ou on se casse la gueule, ça dépend des jours.
Chacun vaque à ses occupations.
Moi j’ai pris mes feuilles et mes crayons. Pour la réinsertion, tout ça. Essayer de devenir un mec normal, avec la tête fermement vissée sur les épaules, deux cannes bien droites, un sourire moins de traviole et le regard fixe.
Ça fait quand même beaucoup.
Je viens à peine de m’asseoir que déjà je me relève.
Il y a un visage, là, de profil.
Pas n’importe quel visage, pas n’importe quel regard, pas n’importe quel être. Non, pas n’importe quoi, encore moins n’importe qui. Ce quelqu’un je le connais bien. J’ai joué avec lui, je me suis bagarré, on a saigné ensemble, j’ai servi de bouclier plus d’une fois, j’ai séché ses larmes et je l’ai embêté, aussi.
Parce que c’était le plus petit de la famille.
Et les coups n’ont pas empêché les rires, n’ont pas empêché les pleurs.
Les coups ne nous ont pas empêchés de vivre.
Anas.
Là j’ai envie de tout ça en même temps, de tomber à la renverse de courir de crier de murmurer de pleurer de dire j’suis désolé regarde-moi je suis là.
Je marche alors vers lui – d’accord, je suis complètement vacillant et je me cogne à plusieurs chaises avant de poser ma main sur son épaule. Pour qu’il me regarde.
Bientôt six ans depuis la porte claquée sur mon père. Sur Anas, aussi.
- Mais qu’est-ce que tu fous là ?
Je me foutrais des claques pour ma maladresse avec les mots.
Mais cette maladresse veut tout dire, elle trahit mon émotion et tout ce maelström de sensations qui m’agite, là, tout de suite.

Anas prononce mon prénom. Deux syllabes, quatre petites lettres. Comme son prénom à lui, finalement. On se ressemble, on n’est pas frères pour rien, ça glisse jusque dans nos noms. Ses grands yeux me fixent.
- Je ne devrais pas te parler.
Son regard est terrible, il me brûle et pourtant comment m’en défaire ? Je soutiens toute sa colère, je la porte avec mes cils. J’ai tellement de choses à lui dire, tellement de choses à défaire pour mieux les reconstruire. Je me mettrais volontiers à quatre pattes pour rebâtir notre relation, brique après brique.
Ma bouche effectue une grimace.
- Pourquoi ?
Tu sais bien pourquoi, Rudi, abruti – c’est drôle, ça rime.
- Moi j’ai un tas de trucs à te dire, Anas.
Mes yeux s’assombrissent, deviennent deux orages qui grondent. Ils deviennent menaçants, mais c’est pas pour rien. C’est pour le forcer à m’écouter, qu’il repose son cul sur cette chaise. C’est moi le grand frère, non ? Je refuse qu’il joue la carte de l’insolence avec moi, je n’hésiterai pas à en venir aux poings, moi aussi.
Il faut croire que c’est héréditaire.
Une sorte de maladie qui se propage chez les fils.
- J’suis désolé, d’accord ?