not today, satan (israa)

Ca ne fait pas longtemps qu’elle est là. Au foyer. Une dizaine de jours à tout casser,  bien que l’impression d’être là depuis une éternité la ronge. Elle a pensé à s’en aller, la veille au soir, et toutes les nuits d’avant. Mais pour aller où?
C’est sûrement la première fois en vingt-deux années d’existence qu’elle se retrouve complètement à la rue, et sa fierté l’avait empêchée de demander à crécher chez ses potes. Parce que cette fois-ci, son séjour de sans domicile fixe est à durée indéterminée. Parce que cette fois-ci, il y a de vrais enjeux; elle pourrait perdre Idriss définitivement.
Elle a le coude posé sur la table en plastique, la main sur sa tête, comme si elle a tous les problèmes du monde. C’est un peu le cas, quand on y pense. C’est un peu pour ça qu’elle est là, ouais.
Safaa sent un regard posé sur elle, c’est chiant, franchement relou.
C’est pas la première fois, elle se demande, quelle est donc cette manie qu’ils ont tous à l’espionner de la sorte. Est-ce que ce sont ses cheveux mauves qui attirent l’attention? Ou s’ennuient-ils juste à un point incommensurable? Elle souffle un peu.
Safaa est d’humeur taquine, légèrement insolente. - Tu veux me pécho? Elle parle assez fort pour que l’intrusive puisse l’entendre, mais ne lève pas les yeux de son téléphone, elle pianote encore dessus. Et enfin, elle lève les yeux, se redresse et la fixe à son tour. - Je sais pas, peut-être que tu me trouves bonnes et que tu sais pas comment m’aborder. Elle hausse les épaules et fait une moue, faussement interrogative.  - Parce que je trouve pas d’autres explications au fait que tu me regardes tout le temps. Insolente ouais.

Il lui arrive de se demander comment est-ce qu’elle en est arrivée là. Qu’est-ce qu’elle a raté, comment elle a pu tomber si bas. Mais les réponses sont évidentes et, plutôt que de cogiter dessus, elle chasses ces vilaines idées de son esprit. Safaa n’aime pas trop ça, réfléchir.
Pas quand elle est directement concernée, en tout cas.
Elle n’aime pas se remettre en question, même si tout va de travers. Et si l’on tente de lui faire entendre raison, elle aura le réflexe d’être sur la défensive et d’attaquer dans la foulée.
Pas facile, Safaa.
Elle pose le cellulaire à plat sur la table, s’adosse contre la chaise.
Ses remarques la font sourire, elle est mignonne à vouloir jouer la grande. Sarcasme mis à part, elle l’est vraiment, la petite. Elle a une bouille qui inspire une certaine innocence, en total contraste avec qu’elle veut dégager.
- T’es marrante, toi. Tu sais les goûts et les couleurs, ça évolue avec le temps.  Narquoise, elle n’a aucunement l’intention de s’attirer les faveurs de la gamine. Elle relève ses cheveux raides en une queue de cheval désordonnée.
- Et tu surveilles quoi, en fait, tu t’ennuies à ce point? Ou alors tu te sens menacée? Si tu « surveilles tous les nouveaux » comme tu le fais avec moi, c’est un peu flippant.
Il y a une pointe de dédain dans son intonation, parce que l’inconnue a l’air fier quand elle explique la raison de ses regards appuyés. Safaa prend le temps  de mimer des guillemets dans le vide quand elle réplique, puis vient poser ses mains sur le rebord de la table, elle jette un coup d’oeil à ses ongles peints en un rouge écarlate. Et elle lève la tête, une nouvelle fois.  Une pointe de défi dans le regard, elle ne la lâche pas. A son tour de la regarder intensément, elle est lancée.

Elle a toujours les sourcils un peu arqués, il faut dire qu’elle l’intrigue un peu. Safaa se demande pourquoi elle tient tant à clarifier de quel bord elle se tient. Elle  n’a fait qu’user de son sarcasme légendaire et puis, dans le fond elle s’en fout, de ses goûts. Elle la laisse parler, laisse échapper un faux rire, qui ressemble plus à un soupire qu’autre chose.
L’écran de son téléphone s’illumine, mais les reflet du soleil timides l’empêchent de distinguer une quelconque notification.
Peut-être que est-ce Idriss, c’est un grand garçon maintenant. Comme beaucoup de gosses de son âge, il maîtrise toutes ces nouvelles technologies avec une facilité déconcertante.
Elle laisse le coup de fil tomber sur son répondeur, elle n’a pas le courage d’être maman, là.
Elle l’a rarement, d’ailleurs, même s’il lui manque son fils.
Safaa  chasse ses pensées secrètes en un bâtiment de cils, elle a eu le temps d’en oublier ce qu’elle fait là. - Peut-être parce que tu me connais pas. C’est un motif suffisant pour les meufs.
La jalousie gratuite, la compétition innée. Safaa n’a jamais eu de vraies amies.
Elle ne saurait dire c’est de la faute de son côté cassant ou de la gente féminine, cependant.
- Mais laisse-moi deviner, toi t'es pas comme les autres. Moqueuse, toujours.  - Enfin, bref. Tes raisons en vrai je m’en pète un rein. Sache juste que j’aime pas être épiée. Donc t’es gentille et tu t’occupes de tes fesses. Rien à foutre qu’elle s’ennuie, qu’elle n’ait que ça à faire, elle trouvera bien vite une autre occupation. Que ça lui plaise ou non.  Elle a l’air inoffensif, pas bien méchante, mais ça encore, ça lui importe peu. - - Là, je t’ai donné une raison de te sentir menacée. Elle ne lui demande pas son avis, encore moins si elle est d’accord.
Son semblant de mine sympathique s’efface, elle a l’impression d’avoir gaspillé de la salive, de l’air, et du temps. Elle croise les jambes et ressaisit le portable, sans toutefois en faire usage.