Wanna go for a ride? (Aislinn)

Si elle avait su ce qui l'attendait, Aislinn serait d'abord allée se débarbouiller et se changer. Elle était vêtue d'une robe noire sans doute trop courte et trop aguicheuse pour un entretien d'embauche, et ses doigts étaient tachés de peinture. Elle en avait aussi sur le nez et la joue droite, là où elle s'était pensivement gratouillée pendant qu'elle composait, après avoir fini son tableau du moment. Ses cheveux roux faisaient tout pour se défaire de l'emprise de sa tresse, pour ne rien arranger, et ses cicatrices étaient parfaitement visibles.

Interrompue en plein travail artistique, elle était encore un peu hébétée et dans la lune quand elle sortit pour se rendre là où un jeune homme lui avait dit que quelqu'un l'attendait. Personne ne l'attendait jamais. Elle serra les dents en repensant à son père. Elle regrettait d'avoir été si docile, de n'avoir pas eu la force de lui imposer son existence. Et puis elle était dans une période où l'Écosse lui manquait affreusement. Elle avait été si heureuse là-bas, si libre, si entière !

Elle arriva dans la cafétéria. C'était toujours bizarre de voir ses toiles ainsi exposées, comme si elles avaient une quelconque valeur. Elle avait sa guitare dans le dos, et la tête déjà pleine des suites de sa mélodie. Elle voulait continuer de composer sa chanson, elle détestait être interrompue en plein travail. Parfois, elle oubliait même de manger et de dormir quand elle était plongée dans l'art. C'était peut-être pour ça qu'elle était très mince. Elle s'avança vers la femme assise à une table au milieu de la salle.

« Vous vouliez me voir ? »

Un brin nerveuse, Aislinn regarda la femme qui l'avait attendue. Elle ne la connaissait pas. Généralement, les gens qui ne la connaissaient pas ne cherchaient pas à lui parler. C'était plutôt logique, en fait, et ça lui convenait très bien. Elle était un peu mal à l'aise quand elle devait simplement parler. C'était tellement meilleur de chanter ou de déclamer. Là, elle n'existait plus, il n'y avait que son personnage, et c'était bien meilleur. C'était bien meilleur que d'être Aislinn, l'artiste aux ailes froissées.

« En effet Aislinn, je pense que nous avons des choses à nous dire. »

Ces mots la tendirent. Cette femme parlait comme si elle était un professeur déçu par un élève prometteur. Mais Aislinn n'avait plus rien de prometteur à donner, et elle n'était de toute façon plus à l'école depuis longtemps. Son esprit blessé revint encore à Samuel. Il lui manquait tellement. Elle plissa légèrement les yeux pour ne pas craquer.

« Je m'appelle Eodiaz au fait. »
« Vous connaissez déjà mon nom. »

C'était maladroit, sans doute vaguement impoli. Comme pour s'excuser, Aislinn s'assit à son tour, les mains sur la table. Il ne fallut que quelques secondes de silence pour que ses doigts se mettent à tambouriner la mélodie qu'elle était en train de composer. Embarrassée, elle posa son autre main sur ses doigts pour les arrêter et se tortilla nerveusement sur sa chaise.

« J'ai fait quelque chose de mal ? »

Ce ton, ce ton elle le détesta. C'était celui de l'enfant blessée qui a peur de décevoir, celui qui lui rappelait trop son père et ses oncles absents alors qu'elle les aimait si fort. Ses doigts se crispèrent sur la table. Elle les força à se détendre, et se força elle-même à attendre.

« Non, bien au contraire Aislinn. Si je suis venue aujourd'hui c'est dans l'unique but de te faire savoir que tu es douée, bien plus douée que tu ne le penses. »

Elle avait déjà rougi quand la femme avait posé sa main sur la sienne. C'était chaud et doux - Aislinn s'était très longtemps privée de contacts, en fait, depuis l'accident. Elle rougit à nouveau au compliment. On lui disait souvent qu'elle avait du talent... Mais là, cette femme le lui avait dit avant même de l'entendre chanter ou de voir l'une de ses peintures. Quoique... Elles en étaient entourées. Elle se souvenait des circonstances dans lesquelles elle avait peint chacune de ces oeuvres.

« Ça fait longtemps que tu es au foyer ? J'y ai passé deux longues années pour ma part ! »
« Cela fait six mois. C'est vrai que je trouve le temps long, ici. J'ai conscience de ma chance, bien sûr, d'être ici, mais parfois j'ai l'impression... D'étouffer. »

Elle se rendit compte qu'elle s'était livrée plus qu'elle ne l'avait fait depuis... Longtemps. Elle pinça les lèvres. C'était impoli de déblatérer comme cela devant une inconnue. Elle baissa la tête et regarda leurs mains jointes. C'était vraiment étrange. Aislinn n'avait pas souvent conscience d'avoir une peau si pâle.

« Je suis désolée. »